Ce miel de peau, cette eau de moi, ce lait... il me faut couper son torrent, assécher son débit, maintenant. Que je ne sois plus la mère nourricière. Que les aliments viennent d’ailleurs et de loin. Et de terres étrangères, et de marchés et d’industries. Il me faut, comme les autres, prendre le pas. Mettre, dans la bouche de ma fille, des aliments solides.
Il me faut quitter cette lactation sublime, celle qui, hier, faisait perler mon sein, pour la première fois. Celle qui m’a fait comprendre que ce que j’ingurgitais, désormais, tout ce que je me mettais en bouche, coulait de mon corps au sien, avec le goût de mes rêves, le goût de mes stress, parfois, et un goût d’éblouissement, aussi, de voir s’écouler de moi un liquide de vie. Puis, imaginer que mes aspirations pour elle se fraient également un chemin de mon coeur au sien, par le lait.
Oui, il me faut passer aux choses sérieuses, mettre dans la bouche de ma fille un rapport réel au monde; du solide, du vrai.
Pourtant, ce que je l’ai attendu, ce moment, où je remplacerais mes seins gercés par une vache industrialisée. Souvent, surtout au début, je n’en pouvais plus de jouer à l’usine à lait. Avec mes mamelons fatigués, je fabriquais du lait nuit et jour.
Pourtant, aujourd’hui, alors que la facilité s’est installée, il me faut réduire le débit; peu à peu tronquer le lait pour une cuillère. Déposer sur la langue de mon bébé des agents de conservation, des pesticides, du plastique.
On m’avait promis des nuits plus longues, si je la gavais de céréales. Je me suis résignée à faire comme les autres.
C’était d’une simplicité, au début. Un peu d’eau chaude et quelques flocons de poudre de riz la réjouissaient. Elle accueillait chaque bouchée avec des ébats de bras, comme si elle allait s’envoler.
Puis, je me suis attaquée au plus dur. J’ai sorti le vieux mélangeur des oubliettes. Je lui ai fait broyer du poisson. Car j’avais lu - peut-être un peu trop même - certains ouvrages prônaient l’introduction des légumes d’abord, d’autres, plus récents, prônaient les protéines. J’ai choisi le plus costaud. Parce qu’en développant les papilles gustatives de ma fille, je voulais émoustiller son goût, titiller son palais, lui préparer une vie. Je voulais lui montrer que la vie a de l’amer et du doux. Bref, je voulais lui faire les dents.
Alors, j’ai réduit en purée, ensuite, des crucifères : du chou-fleur, de la bette à carde, du brocoli. Les fruits délicats sur la langue, le bon goût, viendraient ensuite.
Et pendant que je livrais au mélangeur tant de végétaux coriaces, je pensais aux épreuves de la vie qui allaient peu à peu se précipiter vers elle. Doucement, à mesure que l’âge s’élèverait. J’étais en train de broyer pour elle du réel!
Puis, à mesure que les dents allaient percer, délogeant la chair, avec une part de douleur; des aliments un peu plus consistants allaient pouvoir se faufiler.
Pendant que le mélangeur faisait virevolter ses dents de larmes affutés, je réalisais que j’étais en train d’introduire, par la bouche de ma fille, une entrée dans le monde réel. Un monde conçu pour les âmes solides.
Après sept ans de traitements en clinique de fertilité, Anne s’est fabriqué un bébé. L’apparition de cette enfant dans sa vie l’a bouleversé, au point où elle a voulu vous raconter son histoire, ses rêveries, ses réflexions sur ce voyage inouï en pays étranger qu’est pour elle la maternité. À ses yeux, création et procréation vont de pair.